• Question 1. Pourquoi n'avez-vous pas la foi ?

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    Foi, trois lettres et tant de significations, de débats, voire de querelles... Sur certains sites, l’on parle uniquement de la foi en tant que fidélité aveugle, mais ce mot revêt bien plus de significations. Une rapide lecture de la page qu’y consacre le CNRTL le fera comprendre.

     Par exemple, si Konrad Lorenz rapporte les résultats d’une expérience qu’il a effectuée, ainsi que ses déductions en s’aidant notamment de son propre savoir acquis, je vous dirai alors que j’ai foi en ce qu’il écrit, parce que je le crois honnête. Foi rejoint ici confiance. Nous touchons un des principaux arguments de quelques croyants religieux à l’encontre des athées : “Vous, athées, avez la foi en votre science ; vous acceptez les résultats d’une expérience sans même l’avoir réalisée vous-mêmes.” Et il est vrai que je ne me vois pas refaire les expériences de Pasteur, de Hubble, de Morley ou encore du Père Damien (pour le côté contagieux de la peste) afin d’assurer la véracité — sur une base autre que la foi et la confiance — de ce qu’ils ont eux-mêmes déduit. Le savoir, de toute évidence, se transmet principalement de manière verticale et horizontale par l’intermédiaire du langage, et non de l’expérience vécue. Il s’agit là du moteur même de la culture et de l’évolution particulière de l’espèce humaine (l’écriture, à ce propos, consiste en l’externalisation de la mémoire individuelle, d’une mémoire transmissible au-delà de la sphère d’influence naturelle d’une personne ; et ce monde trois, selon la terminologie poppérienne, influence les deux autres mondes). Donc, oui, nous avons tous en quelque sorte une forme de foi, quoique beaucoup puissent s’opposer à cette acception du mot.

     Concernant le sens plus précis de la foi sous-entendu dans la question, de mon point de vue, il me semble imprécis. Quand un croyant, de quelque confession qu’il soit, dit qu’il possède la foi, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’il entend par-là. J’ai l’impression parfois que, pour de nombreuses personnes, dire d’avoir la foi consiste plus à exprimer une sensation vague, sans avoir véritablement et profondément réfléchi à ce que cela peut signifier d’une façon claire et précise. J’ai pu constater que lorsque l’on pose la question à certains croyants de savoir précisément en quoi consiste leur foi, ils se trouvent démunis ou ils éludent la question, consciemment ou non. D’autres pensent être plus précis : il s’agit de la conviction en une autre chose, en un domaine sur-naturel, métanaturel qui permet d’expliquer ce qui demeure inexplicable à un moment donné. Mais selon moi, cette autre chose se cocoone dans une brume : il s’agit de Dieu (terme des plus vagues), de ses volontés, de ses pouvoirs, de sa possible intercession dans les affaires naturelles. Cette forme de dieu-bouche-trou, selon l’expression prosaïque, consiste davantage en un manque personnel de connaissances scientifiques. Il semble à certains qu’il existe des domaines pour lesquels aucune intelligence humaine ou multi-humaine ne peut apporter une explication, comme s’il s’agissait d’une propriété intrinsèque. Je l’admets : nos intelligences étant le résultat momentané d’une longue évolution biologique, rien ne peut assurer la capacité de celles-ci à tout pouvoir expliquer en ses termes. Forts du savoir acquis (et je dirais construit) par l’espèce humaine, induire que tout nous est accessible est une gageure que je ne soutiens pas. Mais une fois admis la possible limitation de nos intelligences, pourquoi inventer une explication qui semble peu fondée au regard de nos autres connaissances ? En fait, il se trouve ici un problème de transfert : une confusion entre nos intelligences probablement limitées et la probable limitation de l’“explicabilité” de l’Univers. Ce n’est pas parce que vous ne captez pas les motifs ultraviolets de certaines fleurs, que ces fleurs ne sont pas dotées de formes ultraviolettes ; si l’abeille était douée d’un langage verbal humain, elle vous le dirait. Donc, selon moi, le fait que des phénomènes aujourd’hui demeurent et demeureront peut-être inexpliqués ne m’incline pas à faire appel à une volonté supérieure pour combler les trous de mon intelligence et de mon savoir.

     Certains disent aussi avoir la foi en une entité indéfinie qui nous aime. Nous sommes des animaux sociaux ayant une forte tendance au “groupisme” ; nous avons une propension indéniable à former des coalitions (voir Et l’homme créa les dieux de Pascal Boyer) ; de l’évolution biologique, nous avons hérité des schémas comportementaux, des attentes, des systèmes d’inférences qui ont causé et renforcé cette tendance naturelle. Je pense que le besoin d’être aimé, d’être considéré, de se savoir appartenir à un groupe est fondamental pour nous. L’amour d’un personnage fictif tel qu’un dieu s’insère fort probablement dans ce cadre. Si nous nous sentons rejetés, exilés, étrangers dans la société, ce besoin d’amour se renforce ; il peut même devenir vital. Dieu devient alors une roue de secours. Fictive, certes, mais suffisante.

     D’autres arguments, telle que la complexité ou l’harmonie, sont souvent avancés par les croyants religieux. Concernant le premier, je dirai que la limitation de notre savoir et de notre imagination personnelle à concevoir la totalité d’un phénomène complexe ne nous autorise pas à déduire que cette complexité a dû être voulue par une entité d’une intelligence supérieure (ou simplement différente…) aux nôtres. Une telle déduction serait faire montre de peu d’humilité… À propos du second argument, l’harmonie, je n’en débattrai pas longuement ; un seul ordre suffit : ouvrez les yeux ! Le monde contient de l’harmonie, je ne le nierai pas, mais il n’est pas harmonieux ! Les histoires biologique et humaine forment des contre-exemples suffisants à l’idée d’une harmonie globale. Et si certains croyants souhaitent me contredire, c’est qu’ils ont alors une idée certainement peu flatteuse des capacités de leur être fictif.

     Enfin, je ne puis mettre sous silence la foi en la méthode scientifique, c’est-à-dire en une méthode la plus rigoureuse possible afin d’acquérir des connaissances sur le monde, et des connaissances à l’allure fondée. La méthode scientifique actuelle, d’après ce que j’en sais, se base sur une position matérialiste et fonctionnaliste. Ces deux termes ont des acceptions populaires regrettables, puisqu’elles sont tâchées d’une connotation péjorative : le matérialisme, c’est la décapitation des sentiments ; le fonctionnalisme, c’est la tendance à rejeter tout ce qui ne peut être utile. Lorsque j’utilise ces deux termes, je ne me réfère pas à ces acceptions dissonantes. Être matérialiste signifie ne pas faire appel à des explications surnaturelles pour combler nos ignorances, c’est donc également ne pas chercher des explications irréfutables par la logique ou par l’expérimentation rigoureuses. Ce matérialisme n’entretient aucun lien de quelque sorte que ce soit avec une tendance à minimiser l’importance et la réalité des sentiments animaux, et plus particulièrement humains. Quant au fonctionnalisme, c’est la prise de position selon laquelle les parties, les éléments acquièrent leurs propriétés et leur importance dans les relations qu’ils tissent entre eux. Par exemple, la conscience humaine est le résultat d’une organisation neuronale, et non une propriété intrinsèque, un je-ne-sais-quoi indépendant.

     Pourquoi avoir cette foi qu’aucune logique ne peut pleinement justifier de manière intrinsèque ? Parce que cette méthode scientifique nous a apporté bien plus que les fois religieuses, parce qu’elle a déjà prouvé son efficacité. J’entends déjà des croyants religieux lever les bras au ciel : “Mais la science, c’est aussi les infâmes manipulations génétiques, la bombe nucléaire,… !” Je leur répondrai qu’il ne faut pas faire un dommageable amalgame entre la science destinée à accroître notre savoir et à nous expliquer quelles sont nos limites comportementales afin de vivre sans trop de heurt avec le reste de la biosphère, et l’usage que l’on fait de cette science. Cette foi en la méthode scientifique, en la connaissance objective, en la rationalisation ne se départit aucunement d’une indispensable prise de position éthique. Au contraire, elle la requiert instamment.

     Cette foi, selon moi, entraîne indubitablement une conception athéiste de l’Univers. Parce qu’au fond, l’athéisme est peut-être une foi, mais c’est surtout une prise de position philosophique. Et il s’avère que cette prise de position peut expliquer pourquoi la foi religieuse nous préoccupe tant (voir Et l’homme créa les dieux, op citatum).

     Pour résumer, je dirai que la foi religieuse peut servir pour certain de colmatage à leur manque d’érudition scientifique. Mais je ne peux la limiter à cela : la foi religieuse, c’est aussi pour beaucoup le dernier rempart contre le désespoir. Toutefois, la biosphère a davantage besoin d’humains prêts à adapter leurs comportements sur base des concepts actuels du savoir scientifique, d’humains capables de trouver dans l’action un regain d’espoir, que d’humains éperdus qui préfèrent prier dans leur chambre en attendant que la vie passe et se fane, ou qui préfèrent se considérer d’office comme des pécheurs. (Attention, je ne dis pas ici que tous les croyants religieux demeurent inactifs et n’aident pas leurs semblables ; je dis simplement que prier en restant chez soi est une attitude possible lorsque l’on a des croyances religieuses, que celles-ci concordent avec les dogmes officiels ou non.)

     Je conclurai en disant que, pour moi, l’athéisme est un axiome.


    Sénepse

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