• Remarque sur la structure de la conscience selon Daniel C. Dennett

           Dans un mail privé, un lecteur de l’ancien site de l’Inaturel (site désormais supprimé de la toile et remplacé par ce blog) me fit une remarque pertinente concernant l’impression que donne une des citations de Dennett. Ce lecteur m’a permis de retranscrire la teneur de sa remarque. Qu’il en soit ici remercié. Faisant suite à sa remarque, vous retrouverez le contenu principal de la réponse que je lui ai envoyée.

     

    Mail reçu :

    Dans l'hypothèse de M. Dennett, les « contenus mentaux » sont soumis à des principes de domination d'autres « contenus mentaux ». J'estime que nous ne sommes pas loin du principe de la survie du plus apte, une mini-sélection naturelle, en sorte. Il s'agirait donc d'une lecture du fonctionnement du cerveau avec un biais darwinien. Rien n'empêche cependant de penser que le concept de « compétition » traduit de manière fidèle les processus biologiques menant à la sensation d'un contenu mental par ma conscience. Mais...

     Soit l'hypothèse suivante, déduite de la citation ci-dessus : « Les contenus mentaux deviennent conscients en remportant les compétitions qui les opposent à d'autres contenus mentaux. Ils doivent donc dominer leurs rivaux pour pouvoir contrôler des comportements et donc exercer des effets à long terme » J'ai du mal à saisir en quoi un contenu mental qui devient conscient, telle qu'une sensation de dégoût, soit :

     -   soumis à une contrainte de domination pour pouvoir contrôler des comportements ;

     -      soumis à une contrainte de domination pour exercer des effets à long terme.

     Il est curieux d'imaginer qu'une sensation de dégoût ait la « nécessité », d'une part, de dominer ses rivaux et, d'autre part, « ait pour but » d'exercer ses effets à long terme. Je trouve que l'interprétation de M. Dennett est trop marquée par un biais darwinien.

     Néanmoins, je reconnais qu'aucun être humain soumis à des effets à long terme d'une sensation de dégoût ne pourrait survivre. En conséquence mon cerveau, comme celui de la majorité des êtres humains, présente le caractère hérité de connaître la disparition de la sensation de dégoût et non une sensation permanente de dégoût.

     La sensation de dégoût disparaît, mais de là à conclure qu'elle est finalement « dominée » par un autre contenu mental, cela me semble exagéré. Je peux en revanche observer l'apparition de la sensation d'un nouveau contenu mental postérieurement à la sensation de dégoût.

     C'est une erreur de logique de prétendre que, B arrivant après A, alors il existe un lien de causalité tel que A soit la cause de B (sophisme post hoc). Pour illustrer cela, j'observe à titre personnel, que la sensation de dégoût apparaît postérieurement à la vue, disons d'un cadavre humain. De ceci, je ne peux ni en déduire que :

     -    la vue du cadavre soit obligatoirement la cause de la sensation de dégoût ;

     -     ni que la sensation de dégoût soit le résultat d'une compétition avec d'autres contenus mentaux.

     L'hypothèse de M. Dennett tente de rendre compte de l'apparition de contenus mentaux conscients mais son hypothèse suppose que des phénomènes biologiques, telle que la sensation d'un contenu mental conscient, seraient soumis à une « nécessité » et qu'ils seraient caractérisés par la « volonté » d'atteindre un but.

     En quoi la matière peut-elle « vouloir » quoi que ce soit ou même être soumise à une quelconque « nécessité » ? Pourquoi « anthropomorphiser » des processus biologiques ?”

     François Brunot
     

     

     Réponse envoyée :

     

    Concernant votre remarque, tout-à-fait intéressante à plusieurs titres, je pense que, d’une part, vous trouverez un complément d’information dans un autre livre de Daniel C. Dennett : De beaux rêves, Obstacles philosophiques à une science de la conscience. Bien que cela ne dispense pas de lire le livre, j’ai répertorié une soixantaine de citations sur le blog.

     D’autre part, bien que je ne sois pas un spécialiste de la philosophie dennettienne, je doute que ce philosophe interprète la conscience comme le résultat d’une incessante “sélection darwinienne” de contenus mentaux. Dans De beaux rêves, Dennett parle moins de domination que de notoriété (je vous réfère aux citations du blog). D’ailleurs, Dennett explicite, sans pour autant le résoudre, le problème de la disparition d’un contenu mental. Pour reprendre votre exemple, comment se fait-il que la sensation de dégoût disparaît de la conscience au profit, imaginons, de la perception consciente d’un bruit incongru ? Dennett sait pertinemment qu’une théorie de la conscience ne se doit pas d’expliquer seulement par quel processus certains contenus mentaux deviennent conscients, mais aussi comment ceux-ci peuvent retomber dans les oubliettes et se voir remplacer par d’autres, qui subiront le même sort, et ainsi de suite jusqu’à l’heure d’aller se coucher. Le terme de domination est pour le moins malencontreux ; toutefois, s’agit-il de la traduction exacte de la pensée de Dennett ? D’un côté, Dennett parvient-il à exprimer clairement et tel qu’il le souhaiterait toutes ses idées, toute sa théorie ? D’un autre côté, la personne qui a traduit le texte en français a-t-elle bien compris les pensées de Dennett et s’est-elle servie du mot ou de l’expression la plus judicieuse, la plus fidèle ? Mystère.

     Domination s’associe aisément dans nos esprits à compétition, luttes, voire brutalité. Pour ma part, de ce que j’ai pu comprendre et de ce que j’interprète moi-même, il s’agirait davantage de priorité que de domination. Il existe probablement dans nos circuits neuronaux des circuits prioritaires qui “court-circuitent” d’autres circuits. Quand vous écrivez un long mail sur votre ordinateur, votre conscience est absorbée par le sens des phrases que vous y mettez (tout du moins, c’est préférable…). Votre inconscient, quant à lui, peut percevoir une mouche occupée de se déposer sur votre lampe de bureau et une odeur d’aliments brûlés. La présence de la mouche n’a pas grande importance, au fond ; mais l’odeur d’aliments brûlés peut signifier l’urgence d’une réaction nécessaire. Ce contenu mental court-circuite dès lors vos contenus conscients (l’écriture du mail) et vous vous levez précipitamment, prenant conscience que votre souper risque d’être infect…

     J’imagine que, fruits d’une longue évolution biologique, nous disposons certainement d’un système neuronal qui permet de sélectionner automatiquement (mais sans que j’en comprenne le mécanisme) les contenus mentaux en fonction de leur importance. Il ne s’agit aucunement d’un système infaillible, mais tout du moins performant. Ce système a été retenu et modifié par l’évolution biologique (je préfère les termes évolution biologique à la place de sélection naturelle, car il ne faut pas oublier que l’évolution biologique ne se fait pas uniquement par le biais des sélections darwiniennes – naturelle, sexuelle, culturelle ou volontaire ; la dérive génétique existe également, etc.). Ce système de court-circuitage pourrait être à l’image — mais sous forme inconsciente — de nos fameuses physique intuitive, psychologie intuitive ou sociologie naïve (voir Dennett, Boyer, Dawkins qui en parlent à plusieurs reprises dans leurs ouvrages).

     De toute évidence, il nous semblerait inconcevable qu’une conscience puisse être consciente de tout ! Représentez-vous ce que serait votre conscience si vous aviez présent à l’esprit à chaque instant tout ce que vos sens peuvent enregistrer comme informations (exploit déjà difficilement concevable), mais en plus toutes vos pensées du moment (vos inférences, etc.) ; et, de surcroît !, la même quantité d’informations de chaque moment passé depuis votre naissance… Évolutivement parlant, la conscience émerge de l’inconscience ; mais jamais l’inconscient ne pourrait être totalement remplacé par le conscient, car je doute qu’une quelconque conscience puisse traiter quantité aussi faramineuse d’informations. Dès lors, il semble logique qu’un individu qui puisse trier (inconsciemment) ses contenus mentaux inconscients en fonction de leur priorité (entendue relative à la survie de l’individu) ait plus de chance de vivre jusqu’à procréer, qu’un individu doté d’une conscience erratique, totalement stochastique (si votre alarme-incendie s’époumone mais que vous ne remarquez que la mouche sur votre lampe de bureau, je pense que vos légumes ne seront pas les seuls cramés dans l’histoire…). Après, que la sélection des contenus mentaux se fasse aussi au profit de contenus mentaux non pertinent pour la survie du moment, je crois qu’aucune difficulté ne se présente pour l’extrapoler.

     Dernièrement, jamais Daniel Dennett n’a laissé entendre que les contenus mentaux pouvaient être doués d’une quelconque volonté. Ici aussi, nous en revenons au terme domination, que nous interprétons peut-être hâtivement à l’instar du domaine social (un humain domine un autre, un humain domine une situation). Dans De beaux rêves, Dennett insiste bien sur le fait que nous pouvons nous décrire comme une gigantesque association de minuscules machines (le mot en offusquera certains probablement), chacune n’ayant aucun accès à l’idée de ce qu’elles sont, ni aucune compréhension de ce qu’elles font. Il ne s’agit donc pas d’anthropomorphiser, que du contraire. Mais le langage est souvent pernicieux, et il est difficile de le maîtriser suffisamment que pour éviter les tournures maladroites qui pourraient signifier plus qu’elles ne sont censées exprimer… Si vous lisez la traduction du Gène égoïste de Dawkins, vous pourrez constamment vous indigner contre cette impression d’anthropomorphisation (ce fut le cas pour moi…) ; pourtant Dawkins met bien en garde contre ces notions de volonté, d’agents conscients, de processus allant dans un sens particulier, alors que tout est aveugle — mécanique, oserais-je écrire. Mais Dawkins a beau nous mettre en garde, la tournure de ses phrases (tout du moins sa traduction), ses abus de langage, ses raccourcis sont souvent trompeurs (le titre même l’est !). Peut-être est-ce pareil avec Dennett.

     

    Sénepse 



    (Vous retrouverez l'intégralité de cet article dans le forum consacré aux citations : Théorie évolutioniste de la liberté de Daniel C. Dennett.)

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