• Éloge de la bipédie humaine

    Quelle formidable aptitude que la bipédie ! Elle nécessite tout un système complexe nommé proprioception, qui permet à l’organisme de connaître la position relative des parties qui le constituent, ainsi que leur angle par rapport aux lignes de champ gravitationnel. Certains animaux sont bipèdes par la force des choses, par exemple la plupart des oiseaux dont les deux membres supérieurs constituent des ailes repliées le long du corps lorsqu’ils ne voltigent pas ; mais pour l’animal humain, la nécessité de la bipédie n’est pas aussi manifeste. Différentes théories existent à ce propos, quelques-unes fortement décriées, comme l’origine aquatique de l’homme, démontée non sans raillerie par Pascal Picq dans l’excellent livre Le Sexe, l’Homme et l’Évolution.

     La bipédie (ou l’ensemble des bipédies) a probablement demandé du temps pour s’implanter. Couplé à bien d’autres caractéristiques humaines, ainsi qu’à des climats propices, ce moyen de locomotion permit à quelques espèces d’Homo d’essaimer sur la quasi-totalité des surfaces terrestres. Nos ancêtres et nos cousins “directs” parcoururent au fil des générations des dizaines de milliers de kilomètres… sur leurs deux jambes ! Impressionnant.

    “Cela prit des milliers d’années !” objectera-t-on. Certes, mais au moins se servaient-ils de leurs jambes, contrairement à pléthore d’humains — dits modernes — qui rechignent souvent à se servir de ce fabuleux héritage évolutif pour quérir leur pain situé à un kilomètre de leur douillet logement surchauffé. Il est assez risible (et simultanément décevant) de voir cette “superbe espèce” courir les cinq mètres entre la voiture stationnée et la porte de la boulangerie parce que tombent quelques gouttes d’eau…

     

    Les voitures individuelles

    L’éloge de la bipédie passe par l’animadversion pour les habitudes modernes de locomotion dans les sociétés les plus nourries à la mamelle du fameux Progrès. Je me cantonnerai ici aux voitures privées, dont l’utilisation récente constitue le principal phénomène de masse sur le plan de la mobilité.

    Quelle funeste invention, finalement, que le véhicule motorisé pour chacun ! Invention très récente, ce qu’oublient ou semblent ignorer une foultitude d’humains — ou s’ils le savent, ils n’en perçoivent pas toutes les implications. Voilà un siècle et demi, les gens aisés se déplaçaient à l’aide d’engins hippomobiles — il suffit de lire quelques romans du XIXe siècle pour retrouver cet univers ; quant aux moins favorisés, ils se mouvaient grâce à leurs jambes. Aujourd’hui, le ring de Bruxelles se congestionne plusieurs heures par jour ; les klaxons imitent mièvrement les chants d’oiseaux ; les parkings où paissent les voitures monopolisent une quantité gigantesque de surfaces et gruyérisent le sous-sol des villes ; le bruit produit par les moteurs bourdonne constamment dans nos oreilles ; de nombreux singes humains souffrent d’ulcère à l’estomac causé par le stress constant de la circulation ; d’autres s’injurient, se tapent dessus, se suicident (collectivement et sans demander l’avis des autres…), boivent et rendent infirmes, testent et détestent leur destinée, polluent et polluent, et polluent encore. Un kilomètre à pied, ça use énormément… moins qu’un kilomètre dans un habitacle.

     

    Modification de notre rapport au monde

    Edward T. Hall, dans La dimension cachée, parle de la modification de notre rapport au monde en fonction de notre vélocité. En effet, lorsque nous marchons, notre cerveau dispose de suffisamment de temps pour “amener” à la conscience les détails de ce qui nous entoure : nous sentons les aspérités du sol et les fragrances de l’air, le temps qui passe et la vie qui fourmille, l’énergie et les muscles de notre corps, les sons de toutes sortes,… Notre dimension relationnelle s’en trouve renforcée : nous nous sentons appartenir à cet environnement, à cette vie, à cette biosphère. Évidemment, j’imagine ici une balade champêtre. Mais le milieu urbain comporte aussi mille détails perceptibles à vitesse normale pour un individu humain, en ce y compris notre conscience. Et ces détails, s’ils étaient repérés et appréciés, pourraient peut-être nous faire mieux comprendre l’inanité de certains de nos modes de vie.

    Les déplacements en voiture, par contre, nous enferment dans une bulle de vitesse, dans laquelle gronde le moteur, s’épand l’odeur du sapin artificiel et disparaissent les irrégularités du chemin grâce à l’élasticité des amortisseurs. Et plus nous allons vite, plus nous perdons le lien avec ce qui nous environne. Nous sommes devenus des êtres surnaturels ultra-performants, des êtres augmentés capables de braver les kilomètres comme aucun animal avant nous. Nous sommes aussi les êtres les plus déconnectés de la réalité.

     

    Aplanissement des diversités

    Un autre effet pernicieux de cette forme de mobilité sur notre rapport à l’environnement, c’est l’aplanissement des diversités à l’aide d’une asphalteuse. Les routes détruisent de la diversité (et même probablement de la biodiversité en certains endroits — quoiqu’elle puisse en créer aussi dans d’autres suite à une séparation géographique entre des individus d’une même espèce, dans une forêt traversée par une nationale par exemple) ; les routes minéralisent, elles “artificialisent”. Avec l’accroissement de la vitesse, non seulement l’humain perd le temps nécessaire à la perception de la diversité, mais en plus, là où il roule, il se trouve moins de diversité puisque celle-ci est détruite par la confection du support à cette forme de mobilité. On me dira peut-être que les monocultures actuelles déforment bien davantage l’environnement que les routes. Certes, mais parler de rapport entre telle et telle chose sert souvent à atténuer l’ampleur et donc amoindrir l’importance d’un phénomène ; or, ce qui doit être pris en compte, ce n’est pas qu’il existe pire qu’un phénomène, mais bien que le phénomène existe.

     

    Le paradoxe de la perte de proximité

    Pourquoi prendre sa voiture ? Question intéressante à plusieurs titres. Je vois quatre réponses possibles : pour aller plus vite (1), pour aller plus loin (2), pour avoir plus de confort (3), pour pouvoir se déplacer (4) (je pense ici aux personnes affligées d’un handicap moteur, notamment dû à la vieillesse).

    (1) Pour aller plus vite… Oui, mais n’y a-t-il pas un revers de la médaille ? Lorsque l’on s’habitue à la réactivité d’un ordinateur, ne sommes-nous pas frustrés, voire stressés si cette machine commence à ralentir pour quelque raison que ce soit (saturation de la mémoire vive, bug dans l’exécution d’un programme,…) ? Habitués à un rythme, nous pestons si celui-ci ralentit ; et nous demandons toujours plus de rapidité, toujours. N’en serait-il pas de même avec les voitures ? Beaucoup assimilent un rythme de vie rendu possible grâce à leur véhicule personnel, et invectivent tous les dieux modernes lorsque, suite aux aléas plausibles, ils ne peuvent se déplacer aussi vite. Je ne dis pas que les gens souhaiteraient rouler à deux-cents kilomètres par heure, mais combien ne crachent pas toute leur bile sur un couple de septuagénaires qui traînaille à nonante kilomètres par heure sur une autoroute… D’autre part, si une personne montre qu’elle peut effectuer un nombre de tâches en un temps défini, il est envisageable qu’autrui exige de cette personne qu’elle accomplisse la même chose en un laps de temps identique, voire moindre. Et, finalement, n’est-ce pas ce que l’on exige des gens et qui attise le stress dans les sociétés dites développées ? J’avancerai — mais sans connaître d’étude à ce sujet — que la voiture personnelle pourrait avoir contribué pour la plus grosse part au renforcement du stress ravageur chez les citadins.

    (2) Pour aller plus loin… Se rendre dans les Ardennes belges en moins de trois heures, descendre jusque dans le Midi français en moins d’une journée, pousser jusqu’en Italie ou bifurquer vers la Pologne. La voiture individuelle permet les longs voyages, certes. Mais les voyages de vacances ne représentent pas son usage principal qui, lui, est quotidien. Et j’en viens ici à un point qui me semble essentiel : ce moyen de locomotion a eu un effet négatif sur la proximité. Les lieux lointains ont été rapprochés, mais les lieux proches se sont éloignés par la même occasion. Je pense notamment que la voiture personnelle a favorisé l’essor des supermarchés excentrés, et tari le nombre de commerces de proximité. Elle a également métamorphosé nos habitudes de consommation : peut-on encore tenir à bout de bras l’ensemble des marchandises mises dans le coffre de la voiture après une séance d’achats frénétiques ? Les commerces s’éloignent, les achats sont groupés (souvent le weekend, qui devrait pourtant être le moment du repos, du temps consacré à soi et à sa famille), les commerces deviennent un lieu de cohue impersonnelle, déshumanisée et, à n’en pas douter, assez stressante. Et il s’avère qu’aujourd’hui, il n’est pas toujours aisé de vivre sans voiture à cause de cette perte de proximité, de commerces locaux.

    (3) Pour avoir plus de confort… À cause de quelques malheureuses gouttes de pluie ? Je doute que l’usage de la voiture privée accentue la sensation de confort, principalement parce que le trafic est proche de son point de saturation dans nombre de villes. Personnellement, je préfère prendre le train pour me rendre à Lille, par exemple, et voyager ensuite à pieds, plutôt que de m’y rendre en voiture, peiner pour trouver une place de parking, payer une fortune pour pouvoir stationner, craindre qu’une tierce personne fasse acte de vandalisme,… Et puis, il s’agit à mon sens davantage de fainéantise que de confort. Combien d’enfants regardent leurs parents avec des yeux ronds d’incrédulité lorsque ceux-ci leur demandent, exceptionnellement, de se rendre à l’école à pieds ? Trois facteurs supplantent largement l’excuse du confort : l’éducation parentale, l’habitude (qui peut être liée à l’éducation) et la fainéantise. Comment se fait-il que tant d’humains déplorent le fait qu’une voiture personnelle représente un gouffre à argent, que certains vont jusqu’à se mettre dans des difficultés financières, si c’est pour finalement continuer d’en avoir une ? Pour le confort ?...

    (4) Pour pouvoir se déplacer… Oui, le hasard de notre naissance ou de notre parcours dans la vie peut nous défavoriser, nous pénaliser ; la vieillesse y contribue. Le point ici est plus épineux. Peut-on indirectement contraindre les personnes à mobilité difficile à rester cloîtrées chez elles ? Pour ma part, je ne pense pas qu’un monde sans voitures personnelles serait celui qui délaisse les humains moins “mobiles”. Au contraire : refuser l’utilisation de la voiture personnelle n’implique pas forcément l’abandon ou le non-développement des véhicules d’utilité publique. On pourrait imaginer la création de systèmes liés à l’État destinés à aider ces personnes, de manière individuelle ou collective. D’ailleurs, à ce sujet, je ne sous-entends nullement dans cet article qu’il faille abandonner tous les véhicules motorisés : ambulances des services 112, bus,… Mon propos touche seulement ici les voitures personnelles et leur usage plus qu’abusif. Il ne devrait exister que les véhicules d’utilité publique, et la voiture individuelle n’en est pas un. Être écologique ne signifie pas rejeter en bloc toutes les technologies humaines, non ; il s’agit de garder certaines technologies et d’en faire un usage qui entre le moins possible en conflit avec l’équilibre précaire — pour l’espèce humaine s’entend… — de la biosphère, ou encore à revenir à des méthodes moins agressives comme dans le passé très récent et qui fonctionnaient tout aussi bien. Tout cela passe d’office par l’éducation et la rééducation de l’ensemble des générations…

    En outre, si l’on suppose que l’abandon de la voiture privée favoriserait le rapprochement spatial (commerces,…), on peut conjecturer qu’il stimulerait conjointement le rapprochement humain. La perte de la voiture privée serait au fond un gain de temps puisque nous vivrions moins stressés, moins pressés de toutes parts. Et le temps gagné pourrait éventuellement être réinvesti dans l’entraide intergénérationnelle. Après tout, et j’y reviens, depuis quand existe la voiture privée ?

     

    Le bel oxymore de l’anthropocène

    Dans une conférence sur l’évolution de l’espèce humaine, Pascal Picq nous informe que nous sommes entrés récemment dans une nouvelle ère : l’anthropocène (voir conférence). Celle-ci correspond à l’ère du déclin — de la décimation, devrait-on dire en fait — de la biodiversité au profit — à très très très court terme ! — de l’espèce humaine. Pascal Picq s’abstient de le dire, mais l’une des particularités de l’anthropocène pourrait être de devenir l’ère la plus brève de tous les temps.

    Toutefois, les contemporains de l’anthropocène se rassurent en arguant le développement des technologies durables. Le développement durable… Est-ce possible ? André Lebeau critique cette utopie moderne, ce mythe d’un Eden futur (voir L’Enfermement planétaire). Pour ma part, je pense que tout dépend de ce que l’on entend par développement.

    Celui qui constitue le plus bel oxymore des temps présents, ce développement durable absolument éphémère, c’est la voiture dite écologique, celle qui émet beaucoup moins de CO2 et qui consomme juste une pichenette d’essence tous les cent kilomètres. Quoi qu’on en dise, quoi qu’affirment les publicités de tout poil, voiture et écologie sont antinomiques, opposés, contradictoires, inconciliables. Assurer qu’une voiture peut-être écologique, c’est omettre que la pollution d’un véhicule motorisé dépasse largement le cadre de sa consommation en carburant. Une voiture, c’est d’abord l’extraction de matières premières, l’acheminement, le traitement et le moulage de celles-ci, l’énergie dépensée à assembler les milliers de pièces, le transport des véhicules finis vers les commerces, l’usure des pièces et les remplacements tout au long de l’utilisation du véhicule, les pièces perdues en bord de route, les huiles, les batteries, les liquides pour laver les vitres ; et puis c’est l’entreposage des véhicules trop vieux, accidentés ou désuets, parfois le démantèlement des pièces, puis le recyclage pour ce qui est encore récupérable. Est-ce qu’une voiture écologique dispense de passer par toutes ces étapes ? De surcroît, une telle voiture pour deux ou trois milliards d’humains, est-ce encore écologique ?

     

    L’hypothétique régression

    Alors, boycottons la voiture à usage privé ! (Me voilà maintenant sujet à l’utopie ! Cela ne me ressemble guère pourtant…)

    Même si c’est loin de suffire, les sociétés “à l’occidental” réduiraient de manière drastique leur empreinte écologique en se passant de la voiture personnelle et en gardant le véhicule d’utilité publique. L’argent consacré à l’amélioration des routes, à leur entretien, pourrait être investit dans d’autres domaines de vraie utilité sociétale. Cela satisferait probablement une minorité de contribuables qui payent leurs impôts pour que d’autres roulent plus confortablement et polluent leur air sans vergogne. Sur certains points, l’État Providence s’apparente à un État Pro-démence.

    Faut-il revenir aux véhicules hippomobiles ? Pourquoi pas. Faut-il régresser ? Question bien étrange, qui suppose un passé indubitablement moins civilisé. Mais on peut revenir à la bipédie et aux véhicules hippomobiles tout en restant civilisé. Où se trouverait-il une antinomie ? où y aurait-il un hiatus ? Bien au contraire : je pense qu’en cumulant les connaissances générales d’ordre scientifique acquises par l’espèce humaine, et un recours moins frénétique aux technologies “de masse” somme toute futiles, l’espèce humaine gagnerait un cran dans cette évolution vers la civilité, c’est-à-dire vers une meilleure aptitude à vivre en société (ce qui n’est pas l’apanage des individus humains !).

    Le progrès technologique est une régression de l’animal humain. Certains s’agiteront : “Mais oui, mais oui ! c’est bien cela : développer la technologie, c’est étouffer l’animal qui est en nous ! Le faire régresser !” Sauf qu’“étouffer” l’animal en nous (si tant est que cela ait un sens autre qu’imaginaire et intuitif), c’est nous affaiblir. Et je préfère être un animal pleinement ressenti qu’un je-ne-sais-quoi augmenté, transhumanisé, diminué, affaibli, dégradé (d’ailleurs, au fond, que va-t-on transhumaniser : la surcharge pondérale, la végétation derrière un écran de télévision, ou l’agilité dont sont notamment dotés les autres espèces de chimpanzé ?) La technologie nous affaiblit, contrairement à l’illusion que celle-ci donne. D’ailleurs — parmi d’autres causes corrélées — sans la technologie, pas de problème d’enfermement planétaire, pas d’instabilité aussi inquiétante de cet équilibre biosphérique propice à la survie de l’espèce humaine ; sans technologie, pas de manque de ressources énergétiques ni alimentaires ; sans technologie, et cætera. “Mais sans la technologie, me rétorquera-t-on, pas de méthodes efficaces pour combattre les cancers !” Et je répondrai : sans technologie (mal utilisée), assurément bien moins de cancers ! Car notre organisme a principalement évolué dans un environnement non technologique, il n’est pas adapté à la société où règne la technologie et ses produits. Et quand on use d’une chose dans un contexte inapproprié, la chose risque de ne pas fonctionner correctement ; si vous utilisez votre ordinateur portable comme planche à pain, je doute que votre ordinateur ne requière rapidement quelque réparation — si celle-ci reste possible… Non que l’animal humain soit prédestiné à un milieu (ce serait un contresens), mais on ne peut occulter l’adaptation millénaire de l’humain à un type d’environnement, qui n’est pas celui dans lequel nous vivons depuis une centaine d’années.

    Je pense que toute nouvelle technologie qui nous libère nous asservit. Alors, soyez des humains, des vrais : marchez ! C’est le seul moyen d’avancer.

     

    Sénepse

    « "L'homme peut-il survivre à lui-même ?" Conférence de Pascal PicqLa biodiversité menacée (Documentaire Arte) »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :