• Citations "Qu'est-ce que l'homme ?", partie de Luc Ferry

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    Citations significatives

    C’est parce qu’il est libre, qu’il n’est prisonnier d’aucun code naturel ou historique déterministe, que l’être humain est un être moral. Pg 29

    […] l’opposition […] entre le matérialisme et les philosophies de la liberté : on pourrait dire que pour le premier, c’est parce que l’homme possède une histoire, sociale et naturelle, qu’il n’est pas libre ; pour les secondes au contraire, c’est parce que l’homme est libre, parce qu’il n’est pas programmé comme l’est l’animal, qu’il possède une histoire. Pg 37

    Pour les philosophies de la liberté […] la vertu apparaît […] comme une lutte de la liberté contre la naturalité en nous. […] Dans cette perspective […], la nature, du moins sur le plan moral […], est plutôt maléfique que bénéfique, car nos inclinations “naturelles”, nos “penchants” spontanés et “sensibles”, vont tous, ou peu s’en faut, dans le sens de l’égoïsme [!]. Pg 46

    L’action vraiment morale, l’action vraiment “humaine” […] sera d’abord et avant tout l’action désintéressée, c’est-à-dire celle qui témoigne de ce propre de l’homme qu’est la liberté entendue comme faculté d’échapper à toute détermination par une essence préalable : alors que ma nature — puisque je suis, aussi, mais non seulement, animal — me pousse, comme toute nature, à l’égoïsme. [!] Pg 47

    Liberté, vertu de l’action désintéressée, souci de l’intérêt général : voici les trois maîtres mots qui définissent les modernes morales du devoir — “du devoir”, justement, parce qu’elles nous commandent une résistance, voire un combat contre la naturalité ou l’animalité en nous. Pg 49

    Qu’on le veuille ou non, la notion de mérite n’a de sens que dans une optique moderne, antinaturaliste et attachée à l’idée de libre arbitre. Pg 50

    […] tout conduit l’éthique évolutionniste à la conclusion que nous sommes ce que la biologie nous fait être, donc, déterminés de part en part, jusque dans nos apparentes marges de liberté, par la nature et l’histoire. Mais reconnaître cela est gênant, car contraire à toutes nos “intuitions” les mieux réfléchies. Pg 86

    […] critère définissant l’appartenance au monde moral de l’humanité [:] la capacité à s’arracher aux caractéristiques habituelles du cycle de la vie. Et cela n’a rien d’illogique ou d’irrationnel, au contraire : sans cette distance, comment pourrions-nous juger moralement le réel ? Pg 96

    Lorsque nous parlons de droits de l’homme, nous incluons dans cet ensemble un certain nombre de devoirs d’assistance envers les autres. Ainsi voit-on, au-delà même de l’action humanitaire, des humains aider les grands singes à survivre lorsque, par exemple, leurs parents ont été tués. Où a-t-on jamais vu la réciproque […] ? Y a-t-il sur terre un seul singe pour se soucier du sort des Kurdes ou des Kosovars, voire de l’humanité en général ? [?!] Pg 99

    […] il me semble que parler de “droits de l’homme” à propos des animaux est une absurdité dans les termes comme sur le fond. Contentons-nous […] de parler de “devoirs” envers eux […]. S’ils avaient réellement des droits subjectifs, ils auraient aussi des devoirs, ce qui n’a guère de sens. Ils ont tout au plus des droits “objectifs”, comme les monuments naturels ou historiques, par exemple, que l’on protège du vandalisme. Pg 100

    S’imaginer qu’il y a des fondements naturels de l’éthique peut avoir deux sens : si l’on veut dire qu’il existe certaines dispositions naturelles qui rendent possible une éthique, cela n’est pas douteux. Entreprendre de le montrer est une tâche utile et justifiée. Mais si l’on veut dépasser les limites de la science et dire qu’on parviendra un jour à fonder ou justifier scientifiquement certains choix éthique plutôt que d’autres, non seulement on s’illusionne sur les compétences de la science, mais on cède à une option intellectuellement dangereuse. Pg 138

     

    Autres idées

    Propos de Luc Ferry à l’adresse de Jean-Didier Vincent : Quand on cherche un critère définissant la spécificité de l’espèce humaine, il ne s’agit pas d’en trouver un qui soit simplement descriptif — car il en existe pour toutes les autres espèces également, mais, comme tu le dis au début de ton exposé, il s’agit de trouver une distinction qui oppose le règne humain au règne animal tout entier. On peut bien sûr rejeter cette interrogation — c’est ce que font tous les matérialistes qui ne voient pas une différence de nature ou d’essence entre l’humain et l’animal, mais tout au plus (et encore !) de degré. Mais si on l’accepte, comme il me semble que tu le fais, ne faut-il pas trouver un critère qui soit aussi “moral”, qui explique pourquoi nous considérons que la vie d’un être humain a malgré tout plus de valeur que celle d’un rat de laboratoire ? [!] Pg 268

    Ou bien on réduit le normatif au descriptif, le droit au fait, la morale à l’histoire et à la nature qui la déterminent, mais dans ce cas, il faut aussi renoncer à l’idée d’éthique de manière neutre, comme on le fait des mœurs des animaux. Alors il n’y a plus d’éthique, mais seulement une “éthologie” qui, sans jugement de valeur aucun, se borne à montrer pourquoi et comment les animaux, humains ou non humains, conduisent leur vie… — Ou bien on pense que le normatif, l’idée d’impératif chère aux morales déontologiques n’est pas une illusion, mais alors il faut le fonder autrement que sur de simples faits, fussent-ils scientifiques. Pg 82 & 83

    Luc Ferry cite Vercors (les Animaux dénaturés) : « L’animal fait un avec la nature, l’homme fait deux. » Pg 31

    Si les scientifiques qui ont travaillé sur les chimpanzés les plus intelligents, les bonobos, me disent : ce bonobo s’exprime avec son ordinateur, il possède la double articulation du langage, il maîtrise mille mots, il fait des phrases, il est capable de se sacrifier pour sauver ses petits… L’élève-t-on comme un de ses enfants (car ils l’ont fait aussi), il meurt de tristesse quand on le relâche dans la nature. Si le bonobo a ces caractéristiques-là, il faut arrêter de lui faire du mal, c’est tout. Pg 97

    Au demeurant, […] j’ai la conviction qu’il faudrait enfin cesser d’infliger aux animaux toute forme de souffrance inutile. Pourtant, même en restant sur le plan de la simple observation factuelle, rien n’indique en toute certitude que les grands singes possèdent réellement les caractéristiques que j’évoquais dans ce dialogue [voir citation ci-dessus]. Pg 97

    […] les bonobos ne maîtrisent pas cette relation au sens qui permet, non seulement de se faire comprendre, mais surtout de comprendre autrui, de saisir ce qu’il veut dire, de se distancier de soi afin de s’intéresser à lui suffisamment en profondeur pour lui imputer des intentions et prendre plaisir à partager des expériences ou des connaissances avec lui. […] le sens de la réciprocité lui fait défaut. Or pouvoir s’émanciper de la tyrannie du particulier, c’est aussi, d’un même mouvement, se frayer un accès vers l’universel sans lequel on voit mal comment l’idée de moralité, de “bien commun” ou de respect mutuel aurait un sens. […] On citera sans doute le cas des nourrissons ou des personnes handicapées mentalement : pourquoi les respecter plus qu’un bonobo adulte en bonne santé ? Sont-ils plus “actifs”, plus intelligents et plus libres ? Pas nécessairement, en effet. Mais la grande différence, c’est justement qu’ils cesseront d’être (ou pourraient cesser, ou auraient pu ne pas devenir, etc.) un jour de simples “citoyens passifs”. Tandis que le bonobo, nul espoir qu’il entre jamais dans la sphère d’une réelle réciprocité éthique. Pg 98 & 99

    Il ne faut pas confondre […] la biologie, en tant que science authentique, et ce que l’on pourrait nommer le « biologisme », c’est-à-dire l’idéologie matérialiste selon laquelle la détermination ultime, sinon unique, de nos comportements, y compris sociaux et culturels, serait d’origine naturelle. Pg 22

    […] il paraît difficile de contester à la biologie la légitimité de son double penchant « naturel » au matérialisme. Il est normal, d’abord, qu’elle tende spontanément, en tant que science en général, au déterminisme (à l’application universelle du principe de raison). […] Pourtant, tout le problème de la liberté — donc de la spécificité de l’être humain, puisque c’est en elle que réside, si du moins elle n’est pas une illusion, sa discontinuité d’avec le règne de la nature — vient du fait que cette attitude scientifique, raisonnable et légitime au départ, se transforme insensiblement en une métaphysique spontanée, en l’occurrence une métaphysique dogmatique, voire une religion de la matière qui remplace, sans même s’en rendre compte et avec la meilleur volonté du monde, Dieu par la nature. Pg 22

    Le critère, pour Rousseau, [critère qui différencie l’Humain de l’animal] est […] dans la liberté ou, comme il dit, dans la « perfectibilité», c’est-à-dire dans la faculté de se perfectionner tout au long de sa vie là où l’animal, guidé dès l’origine et de façon sûre par la nature, est pour ainsi dire parfait « d’un seul coup », dès sa naissance. […] la bête est conduite par un instinct infaillible, commun à son espèce, comme par une norme intangible, une sorte de logiciel dont elle ne peut jamais vraiment s’écarter. La nature lui tient lieu tout entière de culture. […] La nature constitue pour [elle] des codes, […] et il n’est point d’écart possible (ou si peu !) par rapport à eux. Pg 27 & 28

    De fait, l’argument de Rousseau ne manque pas d’intérêt : les animaux bénéficient sans doute de certains apprentissages, mais ils n’ont presque pas besoin d’éducation. Pg 28

    […] trois conceptions de la pédagogie sont possibles [selon Kant]. La première laisse une liberté absolue à l’enfant : c’est l’éducation par le jeu qui correspond, selon une analogie avec la politique qu’il faudrait développer plus longuement, à l’anarchie. La deuxième en est le contraire exact : le dressage, équivalent de l’absolutisme, qui convient sans doute à des animaux [!], mais point à des êtres libres [!]. Comment concilier ce que ces deux visions extrêmes, toutes deux également fausses, peuvent avoir néanmoins de juste, au moins au départ, ou pour mieux dire : comment respecter la liberté de l’enfant tout en lui enseignant une discipline ? Réponse : par le travail. […] Car en travaillant, […] l’enfant exerce sa liberté, mais il se heurte néanmoins à des obstacles objectifs qui, lorsqu’ils sont bien choisis par le maître, peuvent se montrer formateurs pour lui dès lors qu’il parvient à les surmonter activement. […] le travail s’identifie désormais à l’une des manifestations essentielles du propre de l’homme, de la liberté comme faculté de transformer le monde et, le transformant, de se transformer et de s’éduquer soi-même. Pg 54 & 56

    […] une troisième conception de l’éthique apparue, elle aussi au XVIIIe siècle avec la naissance, dans le monde anglo-saxon, des morales “utilitaristes”, a pris cependant une place telle dans la période contemporaine qu’elle tend à supplanter les représentations méritocratiques du travail, de la discipline et de l’effort. Dans cette troisième optique, il ne s’agit plus de  réaliser des virtualités innées, pas davantage de se “dépasser soi-même”, mais, plus modestement de se faire plaisir : ce n’est plus le talent qui importe avant tout, ni même les effets formateurs d’une pratique qui suppose parfois qu’on lui consacre plusieurs heures de travail par jour, mais le bénéfice qu’on en tire en termes de bien-être mental ou corporel. Pg 40

    Dominantes dans le monde anglo-saxon, les théories utilitaristes ont repris et réaménagé aux conditions de l’individualisme moderne, l’idée chère aux Anciens, selon laquelle le but de l’activité humaine resterait fondamentalement le bonheur. […] Commençons par écarter un malentendu trop fréquent : l’utilitarisme n’est nullement réductible […] à la doctrine de l’égoïsme personnel généralisé. Il se présente au contraire […] comme une morale “universaliste” dont le principe pourrait s’énoncer de la façon suivante : une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre de personnes concernées par cette action. Elle est mauvaise dans le cas inverse, c’est-à-dire lorsqu’elle tend à augmenter la somme globale des souffrances en ce monde. Pg 69

    Les deux moments de l’éthique moderne — l’intention désintéressée et l’universalité de la fin choisie — se concilient ainsi dans la définition de l’homme comme “perfectibilité”. […] car la liberté signifie avant tout la capacité à agir hors la détermination des intérêts “naturels”, c’est-à-dire particuliers ; et en prenant ses distances à l’égard du particulier, c’est vers l’universel, vers la prise en compte de l’autre homme, qu’on s’élève. Pg 53

    […] thèse centrale de toute éthique évolutionniste : […] « la morale humaine est un produit de l’évolution ». Pg 73

    Ce qui est toujours étonnant, dans l’éthique évolutionniste, c’est qu’elle prétend avec insistance appuyer ce type d’assertion [ex : «les morales altruistes auraient été finalement sélectionnées par l’évolution comme une forme parmi d’autres d’adaptation réussie.» Pg 76], non sur des réflexions ou des hypothèses philosophiques, mais sur des observations empiriques factuelles, sur des données plus ou moins “incontestables”. […] Rien pourtant n’est moins clair. On pourra sans doute discuter à perte de vue, choisir l’optimisme ou le pessimisme, mais il me semble que rien ne prouve sérieusement, en cette fin de millénaire, que l’altruisme ait été sélectionné par l’histoire. Pg 77

    […] ces convictions évolutionnistes se heurtent à une […] objection […] : si l’altruisme avait réellement été sélectionné par l’histoire naturelle de notre espèce, comment interpréter encore les conflits éthiques […] en termes d’évolution, alors qu’ils peuvent s’instaurer à une même époque et jusqu’au sein d’une même communauté ? Pg 78

    On a de sérieuses raisons de penser, il me semble, que le bien et le mal […], l’altruisme et son contraire, sont des possibilités en permanence ouvertes à l’être humain — ce qui ne devrait plus être le cas si l’évolution avait réellement tranché en faveur d’un des deux termes comme le prétend l’éthique évolutionniste [!]. Mais […] supposons […] que les catastrophes humaines qui ont si massivement émaillé notre siècle ne soient que des accidents de parcours et que, globalement (?), l’évolution nous conduise vers une sélection de la morale altruiste [?] : il ne s’agirait pourtant que d’une observation factuelle, nullement encore d’une valeur ou d’une norme qui puisse nous inciter à prescrire l’altruisme en question. Et du reste, pourquoi faudrait-il le prescrire s’il avait été réellement sélectionné ? Pg 79

    […] l’éthique évolutionniste […] on peut lui faire quatre objections. [1] Que le déterminisme n’est pas une position scientifique, mais un parti pris métaphysique. [2] Que le déterminisme est à la fois intenable et indémontrable. [3] Que le déterminisme est incompatible avec l’idée d’éthique normative. [4] Qu’un authentique rationalisme doit poser qu’il y a de l’inconnaissable non seulement pour nous, mais bien aussi en soi. [?] Pg 90 à 94